J'explique pourquoi je mets le premier au singulier (gagnant ou perdant) et le deuxième au pluriel (perdants). Dans nos interactions entre personnes et dans les activités des groupes qu'elles soient économiques ou non, il y a le singulier mettant en évidence le JE (moi pour moi-même ou moi en tant que groupe). Il y a le pluriel car même si on est engagé dans une interaction avec une seule autre personne, en réalité il y a souvent d'autres personnes ou d'autres groupes qui sont impliqués ou impactés indirectement.
Je vous donne quelques exemples, dont certains précis :
- hier, le gendarme du nucléaire indiquait que des faux rapports ont été produits sur l'état de certains réacteurs nucléaires en France. Evidemment des rapports mentionnant que tout va bien dans le meilleur des mondes,
- tout le monde a en mémoire le scandale Volkswagen avec la triche sur des dispositifs indiquant le niveau de pollution des moteurs de certains de ses modèles,
- nous subissons l'obsolescence programmée avec de multiples objets de notre quotidien,
- des entreprises florissantes tentent de démontrer par A+B qu'elles ne peuvent faire autrement que de baisser leurs effectifs,
- les fameux subprimes,
- des indicateurs de contrôle de gestion qui donnent bien souvent les résultats espérés et ne représentent pas grand chose de la réalité,
- ...
Dans plusieurs des exemples cités au-dessus, je veux mettre en évidence un troisième phénomène perdant-perdants : celui qui consiste à chercher à gagner sur le dos des autres (éventuellement en leur faisant croire qu'ils vont gagner et donc en trichant et/ou en jouant l'opacité). Certaines organisations gagnent sur le dos des clients, d'autres sur le dos de leurs fournisseurs, d'autres sur le dos des salariés, d'autres sur le dos les habitants du voisinage, d'autres encore sur la nature, d'autres sur les Etats avec une optimisation fiscale qui flirte avec la triche au niveau légal et a carrément franchi la ligne, si on raisonne en terme de responsabilité sociétale et citoyenne. Sachant que certaines organisations jouent à la fois sur le dos des clients, des salariés, de l'Etat avec pour bénéficiaires les dirigeants, les (certains) actionnaires, et des acteurs des marchés spéculatifs.
Regardons un instant l'impact sur une personne au travail de la triche dont il lui est demandé d'être une actrice ou un acteur direct-e ou qui peut se retrouver complice malgré elle/lui :
- ça te fait quoi de travailler sur un dispositif électronique qui va faire croire que les voitures polluent beaucoup moins qu'elles ne le font concrètement ?
- ça te fait quoi de savoir que tu fais partie d'une organisation qui vend des plats cuisinés qui contiennent du cheval à la place de la vache ?
- ça te fait quoi de proposer sur ta carte un rognon de veau à la moutarde alors qu'en fait, c'est un rognon de porc ? et toi qui sert ce rognon au client, et qui est au courant de la supercherie, ça te fait quoi ?
- ça te fait quoi, toi chercheur, de travailler sur la conception de composants qui doivent ne pas durer plus de X cycles d'utilisation ?
- ça te fait quoi de vendre des fonds d'investissement tout pourris que bien entendu jamais tu n'achèterais toi-même ?
- ça te fait quoi toi de faire tomber un poulet cuit par terre, de le mettre de côté et quelques instants plus tard de le mettre sur l'étal ?
- ça te fait quoi toi de devoir donner des chiffres faux sur ton activité parce qu'on te demande de le faire et que tout le monde fait la même chose ?
- ça te fait quoi toi de vendre du soit-disant made in France, alors qu'en fait ça a été conçu en France mais fabriqué on ne sait où, dans on ne sait trop quelles conditions, voire on sait trop dans quelles conditions déplorables ?
- ça te fait quoi de travailler sur une publicité montrant toutes les merveilles d'une chose que jamais tu n'achèterais tellement tu trouves que c'est exactement l'inverse de ce que tu mets en avant ?
- ça te fait quoi de dire fréquemment à quelqu'un qu'il est nul, alors que ce n'est pas vrai, parce qu'on t'a incité à réduire les effectifs de ton service, de préférence en suscitant des démissions ?
Comment peut-on être véritablement fier de son travail, de sa vie au travail et de l'organisation dans laquelle on travaille quand on vous demande de participer plus ou moins activement à de la triche et à de l'opacité ? Comment peut-on être véritablement fier quand l'activité à laquelle on participe se réalise sur le dos d'une ou plusieurs parties prenantes ?
Au contraire, je suis convaincu que le bonheur au travail ne nourrit d'un "jeu" où l'on recherche délibérément à porter attention et intérêt aux parties prenantes, à viser le gagnant-gagnant, à agir avec transparence, à accepter le droit à l'erreur, à se montrer bienveillant mutuellement et à se faire confiance; bref, à prendre les décisions justes. Un jeu où toutes les parties prenantes coopèrent et se considèrent comme des partenaires.
Comment collectivement et individuellement pourrions nous représenter concrètement ce que pourrait être ce jeu gagnant-gagnant, cette authenticité et cette transparence ? Je vais essayer de donner quelques illustrations, dont les premières sont déjà concrétisées :
- un restaurant où il n'y a plus de mur entre la salle et la cuisine; ou, s'il y a séparation, elle est vitrée,
- un atelier artisanal où des visiteurs voient les artisans travailler ... et peuvent éventuellement échanger avec eux
- une coopérative qui fait travailler ensemble les producteurs et les consommateurs (par exemple Enercoop pour la fourniture d'électricité renouvelable)
- pour un artisan mobilisé sur une partie de construction de maison, imaginer que le propriétaire serait à ses côtés (mais pas pour le surveiller (1) ) et qu'il serait du même métier que lui. Ou imaginer qu'il construit sa propre maison.
- En généralisant le précédent exemple : imaginer dans une organisation, quelle que soit sa fonction, qu'on est en train de concevoir, fabriquer, livrer ... un produit ou un service pour soi-même, et que soi-même en tant que client ne veut pas être trompé sur la marchandise. Qu'on aimerait que le client nous dise "Il est super votre produit/service. Merci et bravo ! Et merci de nous avoir demandé ce dont on avait vraiment besoin"
Si c'est déjà cela que vous vivez, je pense que vous saurez apprécier ce que cela vous apporte, en particulier au niveau du bien-être psychique.
Maintenant si ce n'est pas le cas, imaginez un scénario de ce type qui puisse s'appliquer à votre vie au travail, à votre organisation ? Un scénario où non seulement il y a transparence, mais où vous avez les moyens et le temps de bien faire faire votre travail. Essayez de ressentir les émotions qui pourraient vous envahir !
La responsabilité collective étant bien vis à vis de chacune des personnes qui travaillent dans l'organisation pour qu'elle puisse être fière du résultat de son travail ... et de la façon dont elle le réalise. On peut me rétorquer que cela est illusoire car le niveau d'atteinte du sentiment de fierté est variable. Pour un bon niveau objectif de résultat, la plupart des personnes se sentiront fières, mais il restera forcément des personnes perfectionnistes qui ne seront pas satisfaites.
En réalité, ce qui est important dans cet appel à la transparence, c'est avant tout que c'est une recherche, un processus d'ajustement que l'on met en place de manière délibérée et largement partagée, en remplacement du processus trop répandu du "toujours plus" teinté du principe "la fin justifie les moyens", voire "ma fin justifie les moyens".
Œuvrons toutes et tous, en tant que citoyenne et citoyen, en tant que travailleuse et travailleur, en tant qu'organisation, en tant que groupe pour que la transparence, l'authenticité, la confiance et l'approche gagnant-gagnant constituent le socle d'une société où le bonheur individuel et collectif est à cultiver ensemble.
(1) La transparence évoquée ici n'a nullement vocation à aller dans le sens de la surveillance, de la défiance; au contraire, elle rime avec confiance