Un sacré bug humain bien ancré
Le remarquable livre Le bug humain de Sébastien Bohler met en évidence un fonctionnement frénétique de notre cerveau et l'impact négatif considérable, inégalé dans l'histoire de l'humanité, sur nous-mêmes porteurs du cerveau, les autres qu'humains et plus globalement sur la biosphère.
Bon nombre de phénomènes biologiques et comportementaux décortiqués dans son livre ainsi que leurs impacts, chiffres à l'appui sont insoupçonnables pour une très grande majorité de la population mondiale. Ils sont insoupçonnables et aussi insoutenables dans le sens où notre avenir est mis en péril du fait de la conjugaison de types de comportement et d'activités humaines ne se fixant aucune limite.
Suffirait-il que l'insoupçonnable soit mis au jour pour régler les problèmes ? Non ! Ça n'est pas suffisant. En revanche, c'est strictement nécessaire.
Je prends l'exemple qui pourrait représenter l'enjeu le plus important aujourd'hui et probablement celui correspondant à un des besoins les moins vitaux : les vidéos.
L'utilisation des nouvelles technologies de la communication contribue à ce jour à 4% des émissions mondiales des gaz à effet de serre. En 2025, à savoir demain ou presque, cette contribution passera à 8% - carrément multipliée par 2 - alors même qu'un certain nombre d'Etats se sont engagés à les faire baisser globalement. 75% des flux sont imputables aux vidéos dont un tiers sont pornographiques. Les vidéos sont aussi celles qu'on regarde en streaming sur la télévision (via les services de type Netflix, en n'oubliant pas les visionnages de programmes télé en replay). A cela s'ajoutent les sites dédiés aux vidéos tel YouTube et la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux tel que Facebook.
Deux phénomènes participent à cet emballement (on peut dire qu'une augmentation de 100% relève effectivement d'un emballement) :
- Les standards de résolution des vidéos vont en croissant avec une augmentation du poids des vidéos. La généralisation de la fibre optique rendant cette augmentation transparente en terme de temps de réponse. La fluidité reste la même voire s'améliore mais le volume de données et les dépenses énergétiques pour assurer le trafic explosent
- Les individus sont invités à proposer leur propre contenu (ce qu'ils filment avec leur téléphone mobile) avec une mode qui se développe : la diffusion en direct... de tout et n'importe quoi.
En résumé : entre ceux qui regardent des vidéos pornographiques de manière compulsive (principalement des hommes et malheureusement beaucoup d'adolescents qui se construisent une approche faussée et destructrice de la sexualité), ceux qui raffolent de vidéos de chatons, de vidéos gag,... ceux qui s'enfilent à la queue leu leu tout une saison d'une série sur Netflix, on augmente significativement les émissions de GES pour des activités de distraction alors qu'on essaye avec peine par ailleurs de les réduire pour des besoins vitaux (notamment pour la nourriture, le chauffage,...), autre enjeu de réduction que je ne remets nullement en cause. Je veux simplement mettre en évidence le sacré paradoxe qui fait mettre en avant des enjeux de réduction pour des besoins vitaux et passer sous un relatif silence des enjeux concernant des besoins non vitaux.
Je dis relatif silence car un rapport publié en 2019 a alerté et à été relayé par les médias.
Lien vers une infographie produite par le site internet novethic.fr (en notant que ce rapport indique que la pornographie représente 27% ; le livre de Sébastien Bohler donne un chiffre plus élevé : 1/3).
Suffit-il d'être conscient de cet enjeu lié au visionnage pour faire évoluer les comportements ? La réponse est la même que pour tous nos comportements dont nous savons qu'ils participent à l'emballement climatique : consommation de viande, utilisation de véhicules diesel, voyages en avion,...
Je donne un exemple qui me permettra de relayer des conseils : l'INC (Institut National de la Consommation) prodigue des conseils avisés sur la bonne utilisation des vidéos dans l'article Quels sont les impacts du streaming vidéo sur l'environnement ? Avec l'ADEME Avant de vous précipiter pour cliquer le lien, je vous engage à lire les quelques mots qui viennent : l'INC fait donc de l'information et du conseil pratique ... sauf qu'elle le fait sous forme de vidéo. Heureusement, il y a aussi un texte reprenant ces conseils, qui se trouve après la vidéo. Donc mon conseil, ne déclenchez pas la vidéo, et prenez connaissance du texte. Le paradoxe étant qu'on veut agir pour réduire l'empreinte des vidéos et qu'on fait passer le message avec une vidéo alors que le texte était largement explicite et suffisant. Paradoxe et incohérence sont bien au cœur du problème.
Sébastien Bohler a le très grand mérite de nous faire prendre conscience qu'une partie centrale de notre cerveau, la plus ancienne, le striatum, nous pousse au plaisir à bon compte, applique le principe "la fin (faim) justifie les moyens", ne s'intéresse nullement au futur, fonctionne en mode Mr Toujours Plus, en recherchant le moindre effort et sans cesse en se comparant avec ceux qui ont plus que lui.
Imaginez que vous viviez avec un conjoint ou un enfant avec de telles caractéristiques ! Prenez quelques secondes ! Imaginez votre enfant qui vous réclame quelque chose ; il pigne, il s'énerve, il vous énerve. Vous résistez, vous résistez et peut-être qu'à un moment vous allez céder. Il vous demanderait la lune, vous auriez de sérieuses raisons pour ne pas répondre à sa demande particulièrement insistante. Sauf ce qu'il vous demande lui tend les bras, c'est plus au moins accessible pour votre porte-monnaie ... et finalement vous cédez pour être tranquille ... 5 minutes, car au bout de 5 minutes ce qu'il vous aura demandé n'aura plus d'intérêt (peut-être finira-t-il à la poubelle ?) et il pleurniche maintenant pour autre chose. Et au bout d'un moment, vous n'avez plus envie de vous battre et vous accédez à ses demandes ; au moins vous avez le sentiment d'être tranquille. Ne serait-ce pas une illusion, d'ailleurs ?
Peut-être que c'est votre réalité, malheureusement ? Auquel cas, je vous plains très sincèrement.
Par contre, ce qui est sûr, c'est qu'un tel monstre d'égoïsme est en nous, plus ou moins présent : le striatum est au cœur du cerveau, il veut faire sa loi, il ne lâche rien, jamais. Ce qui fait son niveau de présence et de poids dans les décisions, c'est la force de la connexion qui part du cortex vers le striatum. Le cortex est la partie du cerveau qui sait prendre en compte le futur et qui sait planifier. Ce qui rend un humain responsable c'est non son intelligence en soi, c'est sa capacité à réduire la domination du striatum sur le cortex. Le problème n'est pas le manque d'intelligence. Au contraire, le gigantesque problème depuis le début de l'ère industrielle c'est que la grande intelligence d'un petit nombre (les inventeurs, les concepteurs de processus et les communicants) a été mise au service du striatum, notamment du fait de décisions politiques. Sébastien Bohler rapporte des propos très éclairants d'un document remis en 1929 à Herbert Hoover, président des États-Unis : "L'enquête montre… que les désirs sont insatiables ; un désir satisfait ouvre la voie à un autre. Pour conclure, nous dirons qu'au plan économique un champ sans limite s'offre à nous… notre situation est heureuse, notre élan extraordinaire". Vous noterez le côté presque jubilatoire. Bref, des propos dont il est visible qu'il est influencé par le striatum de l'auteur du document ; jubilation qui a fait tâche d'huile chez les capitalistes et chez les politiques, notamment les libéraux. La croissance est partout, dans toutes les bouches, dans presque tous les systèmes d'exploitation y compris sur le sujet écologique avec l'idée de "croissance verte".
Le cortex est donc d'une certaine façon à l'image du striatum : super ambivalent ; son côté créatif et astucieux peut être constructeur ou destructeur. Et c'est le niveau de conscience qui fait basculer d'un côté ou d'un autre. Rabelais a parfaitement résumé l'enjeu bien avant l'époque industrielle "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Sur le fronton du Temple de Delphes étaient inscrits "Connais-toi toi-même !" et "Rien de trop !". Voltaire a écrit dans La Bégueule "Le mieux est l'ennemi du bien". On ne peut pas dire que l'invitation à la conscience et à la sagesse soient choses nouvelles.
Il y a ambivalence aussi côté striatum : il est le moteur de la survie et de l'apprentissage. Mais non canalisé, il nous met dans des comportements frénétiques et inconsidérés.
Biologiquement, tout se joue au niveau des connexions neuronales entre le cortex et le striatum : plus elles sont solides et actives et plus elles peuvent inhiber l'activité frénétique du striatum.
Bon, on fait quoi maintenant ?
Depuis quelques années avec de nombreuses études aidées par l'imagerie médicale, les scientifiques ont tiré un enseignement : la neuroplasticité du cerveau.L'espoir est donc de pouvoir se muscler la connectivité entre le cortex et le striatum. Chacun de nous peut agir en ce sens pour lui-même et pour son entourage, notamment avec ses enfants. Il s'agit essentiellement d'apprendre où de réapprendre la patience, à prendre des décisions en intégrant les impacts moyen et long terme. Un des enjeux centraux selon moi réside aussi dans la culture de l'appréciation et de la gratitude pour éviter les fuites en avant, la banalisation, le sentiment que les choses sont dues. Il y a aussi à faire face à la lassitude de situations qui ne suivraient pas la logique Mr Toujours Plus. J'appelle la logique inverse : "Sam'vabien"
Mais le faire chacun de son côté n'est pas du tout suffisant : il faut que la société dans son ensemble favorise la patience et la prise en compte du futur dans les décisions dans toutes les strates de la société et sur tous les champs (économique, politique, éducatif, culturel,...).
L'idée d'une articulation entre responsabilité individuelle et collectives que j'ai mis en avant très fréquemment dans mes articles à propos de la Qualité de Vie au Travail sur laqvt.fr
Et individuellement, il ne faut pas tomber dans le piège que je perçois souvent dans les propos de quelques personnes rétives à l'écologie que je côtoie : l'attentisme du fait que la société et les acteurs ayant la plus grande empreinte écologique fassent le premier pas, sous prétexte que l'effort individuelle serait une goutte d'eau dans un océan.
Deux questions apparemment simples et structurantes me semblent centrales au niveau des décisions individuelles et collectives
- "En ai-je vraiment besoin ?"
- "Puis-je me le permettre au regard des enjeux climatiques et sociaux ?"
Répondre "Non" à une de ces questions doit nous conduire à ne pas activer le comportement, et si possible sans se sentir frustré outre mesure. Et il sera peut-être nécessaire de renoncer à un comportement alors qu'on a répondu "Oui" à la première et "Non" à la deuxième. Par exemple : "Oui", j'ai besoin de mon ordinateur, mais s'il faut à un moment prendre la décision d'arrêter de l'utiliser si le niveau de connaissance sur l'emballement climatique le justifie, je le ferai. Mais déjà, à titre personnel, j'ai décidé de ne plus diffuser sur ce site de nouveaux diaporamas en mode vidéo commentée.
Pour éviter la frustration, il me semble nécessaire la prise de conscience suivante : dans la mesure où nous devons baisser l'empreinte écologique et qu'elle ne peut se traduire que par une baisse des activités humaines et du consumérisme, il nous faut accepter l'idée de ne plus disposer de tout immédiatement. Accepter d'attendre certaines choses, de faire une croix sur d'autres. Quand on parcourt son habitation et que l'on recense les objets un par un, il est facile de voir qu'on pourrait s'en passer d'un certain nombre, notamment en matière de vêtements.
Je suis convaincu qu'aller vers la sobriété ou plus de sobriété peut avoir une dimension exaltante, voire de challenge pour les personnes qui aiment bien fonctionner dans ce mode (mais attention au retour de manivelle une fois l'objectif atteint parce que l'esprit de challenge, c'est du striatum pur jus).
Je suis convaincu qu'aller vers la sobriété ou plus de sobriété peut avoir une dimension exaltante, voire de challenge pour les personnes qui aiment bien fonctionner dans ce mode (mais attention au retour de manivelle une fois l'objectif atteint parce que l'esprit de challenge, c'est du striatum pur jus).
Il y a aussi à refuser individuellement et collectivement des comportements trop longtemps tolérés. Je pense notamment à l'obsolescence programmée. Ce qui renvoie à de multiples responsabilités :
- Celle des entreprises de produire des objets durables
- Celle des salariés d'entreprises jouant de l'obsolescence programmée pour peser sur les dirigeants
- Celle des consommateurs pour boycotter les produits concernés et favoriser les produits vertueux
- Celle des consommateurs pour conserver longtemps leurs objets et ne pas céder à la mode et à l'attrait de nouvelles fonctionnalités gadget
- Celle des pouvoirs publics pour penser une société durable, en ne se laissant pas obnubilés et enfermés par la variable "emploi"
- Celle des pouvoirs publics pour mettre en place des mesures punitives face aux comportements manifestement déloyaux
Je termine par l'expression de ma gratitude à Sébastien Bohler et à tous les scientifiques qui ont contribué à la connaissance qu'il rapporte avec beaucoup de clarté et de manière très accessible.
J'ai essayé d'apporter ma modeste contribution par mes réflexions exprimées dans cet article et par l'invitation à la fois enthousiaste et insistante à lire son livre.
Tout l'enjeu maintenant est de mettre fin à un paradoxe : plus notre niveau de connaissance des lois de la nature augmente plus nous la détruisons avec l'illusion que l'intelligence humaine saura trouver une parade, la plus ultime étant de trouver un autre habitat que la terre une fois qu'on l'aura rendu inhabitable aux êtres vivants, nous y compris.
Alors avant de penser à quelle hypothétique planète on pourrait coloniser, sauvons-en une bien réelle : la terre qui nous fait le cadeau unique de nous abriter et dont nous sommes chacun coresponsables de sa bonne santé et en préservant la nôtre puisque nous en faisant partie intégrante. Il s'agit aussi comme pour l'utilisation des toilettes : laisser aux suivants dans le même état qu'on l'a trouvée à notre arrivée (et si possible dans un meilleur état puisqu'elle est déjà bien atteinte).
Merci pour votre article. Savez-vous si le livre de Sébastien Bohler (qui est mon livre de chevet pour l'instant) est ou va être traduit à l'espagnol? J'aimerais beaucoup pouvoir l'offrir et/ou le conseiller à des amis dans cette langue.. Salutations.
RépondreSupprimerGood readinng
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