Dans mes vœux de 2018 sur lesverbesdubonheur.fr - vidéo ci-dessous - je dénonçais le diktat des chiffres.
Un monde à la fois obnubilé et gouverné par les chiffres avec quelques caractéristiques associées :
- le chiffre qui sert tantôt de carotte, tantôt de bâton (et pas seulement en nombre de coups de bâton) ;
- une culture du mensonge et de la triche. On triche diversement avec les chiffres : ils sont faux, tronqués, présentés en valeur absolue sans les mettre en perspective, ou alors en pourcentage avec une formulation volontairement manipulatrice (ex : "il n'a obtenu que 70% de réussite") ;
- le choix du moins-disant à la fois par les entreprises, les administrations, les collectivités locales, les particuliers. Un moins disant qui se fait souvent sur le dos des conditions de travail et sur la planète. Avec en cas de mécontentement du résultat un retour dans les dents du type "vous en avez eu pour votre argent". Et en réalité, on ne se plaint même pas car on a introjecté que ça fait partie des risques ... et on continue de plus belle en flattant son ego pour pas cher d'avoir acheté pour pas cher. Des petites poussées d'adrénaline qui engendrent, gravent et aggravent des comportements addictifs de consommation. Permettez-moi ce raccourci trivial qui résume un bilan perdant-perdant "On achète de la merde à des gens qui traitent comme de la merde simultanément nous clients, celles et ceux qui fabriquent et transportent (conditions de travail de merde), et la planète" ;
- une fracture et un grand écart entre ce qui est fixé comme objectif et la réalité, entre ceux qui décident des chiffres et ceux qui font, entre ceux qui profitent des chiffres et ceux qui les subissent ;
- une logique d'évaluation qui se généralise et qui prend souvent la forme plus de mesure que d'évaluation, privilégiant le quantitatif au qualitatif, en prétextant qu'il faut "objectiver". Evaluation et rationalisation sont devenus deux maîtres mots, y compris dans l'Economie Sociale et Solidaire (ESS).
- une précarisation et une ubérisation qui détourne le droit du travail : de plus en plus de personnes voient leur revenus dépendre de la quantité produite individuellement.
- une dénaturation, une dislocation, une désagrégation du métier. Quand le métier n'est pas réduit à un geste technique, il est complètement dénaturé par une omniprésence du contrôle de gestion, des indicateurs, et bon nombre de nos concitoyens passent un temps monumental à rendre compte de leur travail plutôt que faire le travail qu'ils ont appris à bien faire et qu'ils ne peuvent plus bien faire, faute de moyens et de temps suffisamment consacré.
- une multiplication des options possible qui conduit à l'indécision et du mal-être psychologique
- il ne s'agit pas seulement de comportements collectifs, mais de comportements individuels : la logique du chiffre envahit nos habitudes du quotidien.
2020 sous la pression des chiffres
Depuis fin 2017, époque à laquelle j'ai conçu ce diaporama, les choses ne sont pas allées en s'améliorant. En 2020, elles ont même empiré carrément du fait de la pandémie covid-19 : nous avons été bombardés de chiffres et notre quotidien a été rythmé de chiffres et par des chiffres. J'en donne quelques-uns chronologiquement :
- une quantité de masques insuffisante qui a probablement conduit à annoncer pendant quelques semaines à la population que les masques étaient non seulement inutiles mais qu'il était inapproprié et irresponsable d'en porter (alors que les populations asiatiques ont l'habitude depuis longtemps d'en porter pour éviter les contaminations de virus et que c'est hautement recommandé par les autorités de santé là-bas). Et quelques temps après, c'est le fait de ne pas en porter qui est devenu irresponsable voire coupable. Un effet de balancier que l'on retrouve fréquemment dans notre société, et chaque mouvement étant présenté comme le fruit d'une certitude absolue.
- une quantité de morts ;
- une quantité de clusters (terme qui a débarqué dans beaucoup de foyers, qui pour autant ne sont pas forcément des foyers de contamination - en me permettant ce petit trait humoristique) ;
- une question d'âge : à quel âge, quel risque, quel potentiel de contamination, ...
- une quantité de personnes en réanimation ;
- un nombre de jours de confinement ;
- un nombre de jours avant une date de clause de revoyure (autre nouveau terme qui est entré dans bon nombre de foyers) ;
- un nombre de jours avant le déconfinement ;
- une quantité d'argent (au niveau individuel et collectif), variant de quelques dizaines euros à des dizaines de milliards, des chiffres qui donnent le tournis pour les derniers et qui fleurent le "pas assez" et le sentiment d'injustice pour les premiers ;
- les chiffres du chômage qui un jour sont catastrophiques, et l'autre jour sont encourageants ;
- une quantité d'activités économiques qui ont disparu, disparaissent ou vont disparaître ;
- une quantité de nouvelles contaminations ;
- une quantité de vagues : 1, puis 2, puis 3 et des suivantes en perspective.
Il ne s'est pas passé beaucoup de jours - à part une brève accalmie pendant quelques jours en août - sans que les perspectives de nos lendemains ne dépendent pas d'un ou plusieurs chiffres et la plupart du temps, des chiffres anxiogènes.
A la pandémie, se sont ajoutées les élections municipales en France, avec son lot de sondages et de chiffres, et avec un suspens sur le nombre de jours qui pourraient s'écouler entre le premier tour et le deuxième tour.
On a eu droit aussi à un autre suspens à l'échelle internationale, d'une intensité dramatique bien plus grande et impactante pour la planète et les êtres vivants qui y habitent que les élections municipales en France : les élections présidentielles et législatives aux Etats-Unis. Des chiffres qui ont été contestés, qui ont été recomptés pour certains. Des voix dont Trump ne voulait pas qu'elles soient décomptées parce qu'elles ne seraient pas en sa faveur. Un suspens qui continuera probablement à durer de manière moins intense jusqu'au jour où Trump quittera la Maison Blanche.
Pour revenir en France, nous avons eu droit aussi à deux scandales écologiques et démocratiques : la généralisation des compteurs Linky qui met fin à l'utilisation de millions de compteurs parfaitement en ordre de marche. Des compteurs Linky destinés à donner encore plus de chiffres transformant Enedis en opérateur de données. Il y a aussi la 5G, avec un chiffre qui s'insère même dans l'appellation de la technologie. La 5G qui nous donne la possibilité de transporter encore plus d'informations et encore plus vite. A accepter les yeux fermés sous peine de se voir assimiler à un amish par un Président de la République qui a beaucoup (ab)usé de chiffres en 2020. En passant, il me semble important de pouvoir féliciter tous les chefs d'Etat et pays de cette planète qui ont décidé de faire passer la santé humaine avant la santé économique (il y en a d'autres qui ne l'ont pas fait, notamment aux USA et au Brésil). Et Emmanuel Macron et la France font partie de la grande majorité des pays qui ont privilégié la santé humaine, ce que j'essaye d'apprécier à sa juste valeur. Je n'aurais pas forcément parier avec assurance sur un tel choix des gouvernants si on m'avait présenté un tel scénario comme sujet d'anticipation en 2019 (en particulier avec un ratio du nombre de morts en 2020 sur la population mondiale égal à 0,02%).
Et on finit cette année par un chiffre dans tous les médias en France, un chiffre qui nous fait revenir à l'actualité de la pandémie : 6. 6 convives au maximum pour les repas de fin d'année. Des chiffres aussi pour fixer les heures de début et de fin du couvre-feu.
En 2021, défrichons un monde qui se libère des chiffres
La Société et les Territoires de la Bienveillance auxquels j'aspire et que j'ai modélisés, sont basés sur une logique plus qualitative que quantitative, et cela à plusieurs égards. En voici quelques-uns de manière non exhaustive :
- le rapport au temps : plutôt que de compter ou de maximiser le nombre de choses que l'on fait dans sa journée, nos journées méritent d'être constituées de moments qui font sens, qui prennent soin tout à la fois de nous-mêmes, d'autrui, des personnes qui comptent le plus pour nous, de nos écosystèmes. Des journées avec des temps pour l'action, des temps pour la réflexion, dynamique et statique, des temps forts, des temps faibles. Passer de la logique "gagner du temps pour faire encore plus, encore plus vite", le nez dans le guidon, du temps qui se chiffre --> à la logique "Donnons-nous du temps POUR la bienveillance et PAR la bienveillance" qui nous libère du diktat du temps et de l'urgence ;
- les prises de décisions : plutôt que de n'utiliser que des objectifs chiffrés avec une vision court terme et en se limitant aux coûts et bénéfices égocentrés ---> considérer les coûts et bénéfices non financiers et surtout en n'essayant pas de les traduire en chiffres. Tout n'est pas chiffrable, notamment en matière de savoir-être et de santé psychologique et sociale. Il faut considérer plus largement sur deux dimensions : une dimension temporelle - les impacts à moyen et long terme - et une dimension spatiale - les impacts directs et indirects ici et ailleurs (notamment pour l'ensemble de la planète) -. Il s'agit aussi de poser deux questions de bon sens : "De quoi a-t-on réellement besoin ?", et "Peut-on vraiment se le permettre, compte tenu de l'urgence environnementale, sociale ou démocratique ?". Des prises de décisions au niveau individuel ou collectif ;
- la fixation des objectifs : une certaine culture de la défiance conjuguée avec une déconnexion accrue des décideurs par rapport à ceux qui font, a conduit à piloter les personnes et activités avec des chiffres, rien qu'avec des chiffres, faisant du pilote des chiffres LA personne centrale du système. Des chiffres imposés, non discutables et souvent irréalisables, peu empreints d'éthique et peu respectueux de la réalité des personnes. De telles façons de fixer les objectifs --> à faire évoluer dans le sens d'une co-construction qui repose sur la réalité du terrain, sur les capacités des personnes et qui prennent en compte les perceptions et les aspirations (3 dimensions de l'Attention Réciproque) de toutes les parties prenantes. Une fixation des objectifs qui s'appuie sur la confiance et qui, dès lors, n'a plus besoin de cette prison de chiffres qui aliène.
- la reconnaissance des actes : nous vivons dans un monde qui a deux grands défauts, deux formes d'accrocs de bienveillance tels que je les ai mis en évidence dans l'échelle de la bienveillance : une absence de bienveillance - les actes ne sont pas reconnus, pas de feedbacks, silence radio, ... - ou de la malveillance - les actes insuffisants sont montrés du doigt, voire les personnes critiquées négativement de manière inconditionnelle (on les traite de "nulle", "incapable", ...). La critique est assise sur les résultats par rapport aux objectifs - quantitatifs - ; les mêmes objectifs dont je viens de dire qu'ils sont souvent irréalistes. --> Une juste reconnaissance des actes prend en compte bien plus que le résultat et le quantitatif : l'énergie et l'engagement, la bienveillance, les actes altruistes, le savoir-être, les connaissances, les problèmes rencontrés, les problèmes résolus, l'agilité dans le contournement ou la résolution des problèmes, ... On peut aussi s'appuyer plus globalement sur les 15 gestes de reconnaissance au quotidien que j'ai modélisés ;
- nos actes de consommation : notre société de consommation libérale et mondialisée pousse à acheter de plus en plus de choses qui ne correspondent pas à nos besoins essentiels, à chercher le moins disant au niveau prix (qui bien souvent est aussi moins disant en matière écologique, sociale et de responsabilité sociétale - notamment fiscale). Le bol alimentaire croit de manière importante par contagion des modes de consommation Outre-Atlantique. Idem pour la contagion des habitudes de consommation des loisirs et des objets connectés. --> la sobriété heureuse promue par Pierre Rabhi se concrétisant par consommer moins mais consommer mieux, durable, équitable, appréciable, admiratif, reconnaissant, ... Elle cultive aussi l'idée du "juste prix" et favorise tous les échanges non monétisés, le don et l'altruisme ;
- nos liens sociaux : la logique du chiffre, on la trouve de manière très symptomatique avec les réseaux sociaux : les nombres de pseudo "amis", la quantité de "j'aime" et de "je partage" aux publications que l'on a semées sur la toile. --> Or, ce qui compte vraiment, c'est justement celles et ceux qui comptent vraiment, et elles et ils sont peu nombreux et méritent qu'on leur accorde pleinement notre attention (donc notre temps).
Pour 2021, si nous arrivons à ne pas nous laisser submerger par les inévitables chiffres du Covid-19 dont nous serons abreuvés, nous pouvons individuellement et collectivement investir déjà quelques fils parmi les 6 fils que je viens de tirer, dans nos différentes sphères de vie qui sont autant de territoires possibles de culture de la bienveillance.
Je vous souhaite une bonne fin d'année, en petit comité, mais sûrement de qualité. Et vous avez bien compris que le qualitatif en alternative au quantitatif est le propos central de cette publication.
Je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2021 et pour vos proches, des vœux de bonne santé (au sens de l'OMS) pour vous, pour votre entourage, pour les écosystèmes auxquels vous appartenez, et pour la planète dont nous faisons tous partie intégrante.
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