"Douleur et "Souffrance" sont des mots que l'on peut décliner à côté de quelques autres mots avec l'impression qu'ils sont plus ou moins interchangeables. Avant de se poser la question s'ils le sont vraiment, je vous propose d'explorer de manière - que j'ai cherché à rendre - ludique, diverses formulations selon différents contextes pour exprimer que ça fait mal.
Je vous propose un petit jeu sous forme de formulaire. Les explications sont données en tête de formulaire.Pour poursuivre, je vous propose maintenant de cliquer sur le bouton ci-dessous, pour voir les réponses telles que je les vois comme les plus classiques :
Ressortent de ces formulations diverses façons d'exprimer que l'on a mal :
- le mot "douleur" et ses dérivés : douleur, douloureux, en notant qu'il n'existe pas de verbe dérivé
- le mot "souffrance" et ses dérivés : souffrance, en souffrance, souffrant, souffrir
- le mot "mal" : j'ai mal, j'ai trop mal (à entendre souvent dans le sens "j'ai très mal"), en notant qu'il n'existe pas de verbe dérivé
- le mot "supporter" et ses dérivés : supporter, négation de supportable, insupportable
- le mot "pouvoir" : je n'en peux plus
Je ne dis pas que j'ai fait le tour de tous les termes possibles de manière exhaustive (on pourrait ajouter par exemple "douiller", "déguster", ...) , mais ça a le mérite de mettre en évidence qu'il y a maintes façons d'exprimer mal, douleur, souffrance, qu'il s'agisse de santé physique, psychique ou sociale (certains considèrent aussi une 4ème dimension qui traversent les 3 autres : santé sexuelle), chacune de ses dimensions de la santé se conjuguant souvent avec l'une ou plusieurs des autres.
Alors, maintenant, je rentre dans le vif du sujet : y-t-il une distinction entre "douleur" et "souffrance", et si elle existe, en quoi serait-il important de la considérer ?
Physique et psychique
On a longtemps considéré que s'il fallait faire une distinction, "douleur" pouvait s'attacher à la santé physique et "souffrance" à la santé mentale. Exemples : "Je ressens une douleur au genou" et "je souffre d'agoraphobie".
Seulement, il faut bien reconnaître que dans la vie courante beaucoup d'entre-nous choisissent le mot en fonction de la façon dont ils formulent la chose et le contexte. Par exemple :
- "Je souffre d'une maladie cardiaque" en évoquant la maladie chronique
- "Je ressens une douleur dans la poitrine" en évoquant une douleur du moment
- "J'ai un mal de chien à ma dent"
- "Je souffre d'une carie"
- "J'ai mal à une dent ; c'est super douloureux".
La souffrance vue comme la place donnée à la douleur
David Le Breton est professeur de sociologie et d'anthropologie et membre de Dynamiques Européennes (DynamE) à l'université de Strasbourg. Il s'est intéressé à la douleur et à la souffrance.
Concernant la vision dualiste évoquée précédemment, voici ce qu'il en dit : "Cette distinction oppose le corps et l’homme comme deux réalités distinctes, faisant ainsi de l’individu le produit d’un collage surréaliste entre une âme et un corps".
Voici quelques citations extraites de ses articles dans lesquels il positionne de manière plus réaliste (VS surréaliste) la souffrance par rapport à la douleur :
- "La souffrance est la résonance intime d’une douleur, sa mesure subjective"
- "Si la douleur est un concept médical, la souffrance est le concept du sujet qui la ressent"
- "La souffrance est le degré de pénibilité de la douleur"
- "Elle est ce que l’homme fait de sa douleur. elle englobe ses attitudes, c’est-à-dire sa résignation ou sa résistance à être emporté dans un flux douloureux, ses ressources physiques ou morales pour tenir devant l’épreuve"
- C'est la "confrontation d’un événement corporel à un univers de sens et de valeur ... dans un contexte particulier"
- "La souffrance varie selon la signification de la douleur et la part de contrôle que l’individu est susceptible d’exercer sur elle".
De son côté, le psychiatre Christophe André les positionne ainsi :
"La souffrance, c’est l’impact sur nous de la douleur, c’est la place qu’elle prend dans notre tête, dans notre vie".
Dominique Blet, créateur de l'unité de soins palliatifs de la polyclinique Montréal à Carcassonne définit aussi la souffrance (par rapport à la douleur), ce qui fait écho aux précédentes citations en ajoutant l'aide que peut apporter le médical :
"Elle est ce que l’homme fait de sa douleur, c’est-à-dire sa résignation ou sa résistance à être emporté dans un flux douloureux, ses ressources physiques ou morales pour tenir devant l’épreuve, les techniques médicales ou personnelles utilisées pour en diminuer l’intensité."
Souffrance et douleur en une formule qui met en évidence l'importance de l'acceptation
Dans le livre Expérimentez l'ACT, les auteurs évoquent au détour d'une page (précisément la page 185) l'idée d'une "équation métaphorique" :
SOUFFRANCE = DOULEUR + EVITEMENT
Equation qui implique que SOUFFRANCE > DOULEUR. La souffrance étant donc au moins égale à la douleur, l'enjeu est de limiter la souffrance à la seule douleur, en minimisant l'évitement ; autrement dit, en limitant la gesticulation mentale et émotionnelle face à cette douleur ... quand on n'a pas d'autre choix que d'avoir à accepter cette douleur (il ne s'agit évidemment pas d'accepter une douleur en l'état alors que des solutions efficaces existent sans porter préjudice à la santé à moyen et long terme).
Les auteurs l'expriment de la façon suivante :
"L'ACT postule que, bien que vous ne puissiez pas choisir le degré de douleur que vous ressentez dans votre vie, vous pouvez choisir une partie de votre degré de votre souffrance".
La partie en question de la souffrance est le second membre de l'équation : EVITEMENT. Plus on veut éviter la douleur - un peu comme on se débattrait dans des sables mouvants - plus la souffrance sera grande. Inversement, plus on accepte la douleur sans solution possible pour la soulager, plus la souffrance se limitera à la seule douleur.
Et ce que mettent en exergue les auteurs, c'est que cela relève de notre choix.
Autrement dit, l'acceptation d'une douleur qui ne peut pas être soulagée est un choix et non pas une attitude de l'ordre de la résignation. Un choix qui se conjugue avec la pratique d'actions en lien avec ses valeurs (idée d'engagement).
Dans la philosophie de la thérapie ACT (Thérapie d'Acceptation et d'Engagement), un des 6 axes d'action (les 6 axes formant un hexaflex) est l'acceptation qui est une alternative efficace à l'évitement (appelé aussi "évitement expérientiel"). Une des formes d'évitement peut être représentée par la métaphore des sables mouvants évoquée précédemment. Avec une logique implacable mettant en évidence l'enjeu de trouver une alternative à des comportements contre-productifs : se débattre contre (face à) la douleur renforce la souffrance. Il existe d'autres formes d'évitements. Par exemple, trouver des compensations. C'est le cas de la prise de produits tels que l'alcool, les produits stupéfiants qui, s'ils soulagent possiblement à court terme, forment indéniablement des cercles vicieux impactant négativement encore plus la santé physique, psychique et sociale.
S'inquiéter de sa douleur/souffrance
Si l'acceptation apparaît comme une alternative efficace, elle mérite d'être pratiquée avec discernement.
Pourquoi ? Parce que la douleur est par essence souvent un signal d'alarme et qu'il ne faut pas passer à côté d'un signal d'alarme sans l'avoir analysé ou avoir entrepris une démarche où cette douleur sera analysée par des professionnels qui seront en capacité de comprendre les symptômes et de rechercher les causes dans une approche holistique, notamment centrée sur le patient, à l'écoute de sa douleur et des 3 dimensions de la santé invoqués (physique, psychique et sociale, voire en plus sexuel).
Tant que la douleur n'a pas été diagnostiquée, elle peut causer de l'inquiétude et donc causer une souffrance plus grande que la douleur (cf l'équation précédente). L'incertitude est clairement un facteur de mal-être psychologique. Elle renforce la souffrance, mais aussi la douleur du fait de l'emballement du système sympathique activé par les réactions de stress.
Malheureusement, selon le type de spécialiste à interpeller et la région dans laquelle on habite, les délais d'obtention de rendez-vous peuvent entraîner des périodes très longues d'incertitude, de stress, de dégradation de la santé, avec deux enjeux essentiels : l'impact sur la qualité du sommeil et sur l'humeur et les relations interpersonnelles.
Une étude de la DREES en 2018 fournit quelques chiffres sur les délais d'obtention de rendez-vous médical qui font écho probablement à ce que certaines personnes d'entre vous ont pu vivre ou vivent (j'en fait partie) :
- Cardiologue : moyenne de 50 jours, jusqu’à 104 jours
- Dermatologue : moyenne de 61 jours, jusqu’à 126 jours
- Gynécologue : moyenne de 44 jours, jusqu’à 93 jours
- Ophtalmologiste : moyenne de 80 jours, jusqu’à 189 jours
- Pédiatre : moyenne de 22 jours, jusqu’à 64 jours
- Radiologue : moyenne de 21 jours, jusqu’à 48 jours
- Rhumatologue : moyenne de 45 jours, jusqu’à 96 jours
Sans parler de la case "Généraliste" - souvent obligatoirement préalable à l'obtention d'un rendez-vous chez un spécialiste - qui fait que dans certains "déserts médicaux" la prise en charge est encore plus longue.
On peut y voir deux risques majeurs mettant en jeu la responsabilité du patient (qui soit-dit en passant mérite quelques fois l'appellation de ma création "maxipatient") :
- le premier risque étant que le malade ne prenne pas au sérieux sa douleur ou s'enferme dans le déni par peur de confronter des conséquences qui l'angoissent ;
- le deuxième étant qu'il finisse par se résigner faute d'obtenir un rendez-vous dans un délai qui lui paraisse entendable et raisonnable par rapport à sa propre évaluation de la gravité de son état de santé.
Souffrance et douleur, non, je ne suis pas en train de pinailler
Alors, oui, si dans le langage commun, on peut se permettre d'utiliser les mots "douleur" ou dérivé, ou "souffrance" ou dérivé, ou encore un autre mot à l'envi, il me semble important quand la douleur est là, de conscientiser la place que l'on donne à cette douleur, à ce qu'on en fait, à la place qu'on lui donne, à nos réactions.
L'enjeu étant probablement de trouver un juste milieu entre ne pas sous-jouer la signification et la place de la douleur et surjouer la douleur.
Comme évoqué précédemment, il y a la conjugaison d'une responsabilité individuelle et de responsabilités collectives, notamment à travers la qualité du système de santé (délais de rendez-vous, empathie des soignants, approche holistique, et bonne coopération entre les professionnels de santé).
Je reviendrai probablement sur le sujet, et notamment sur le concept de "douleur ou souffrance globale" ("total pain" en anglais) utilisée en soins palliatifs qui introduit la dimension spirituelle.
En attendant, voici un petit résumé sous forme de carte mentale :
Références :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire