samedi 27 juillet 2024

Une transition de Monsieur Plus vers Sam'Vabien

Avant-propos :

Ce présent article reprend pour bonne partie un texte que j'ai écrit dans le cadre de la préparation de l'Université Ephémère des 11 et 12 octobre 2017 sur la Qualité de Vie au Travail (QVT), l'innovation managériale et la coopération. Initialement orienté sur les enjeux de la vie au travail, je l'ai retravaillé pour intégrer également les autres sphères de vie.


Dans les slogans associés à cette Université Ephémère figuraient deux citations voisines : "Rien de trop !" et "Le mieux est l'ennemi du bien

La première était inscrite sur le fronton du Temple de Delphes (avec "Connais-toi toi-même !") et la deuxième est de la plume de Voltaire dans son conte moral La bégueule, lui-même faisant référence à un "un sage italien".

L'inverse de ces deux invitations est la fuite en avant, l'encore plus, l'excellence, le mythe de la croissance, l'optimisation, la perfection, le zéro défaut, ... Autant de tendances qui créent de la pression et du risque psychosocial dans toutes les sphères de vie, et en premier lieu dans la sphère professionnelle. Mais les autres sphères sont aussi touchées et notamment dans ce que l'on attend du rôle d'une mère, des études d'un enfant, des performances d'un sportif, ...

Le psychologue américain Barry Schwartz a écrit "Le paradoxe du choix" qui met en évidence en quoi la multiplicité des options, si elle peut créer plus de confort, plus de liberté, a tendance paradoxalement à créer du mal-être. Ci-dessous son intervention à une conférence Ted en 2005.



Dans son livre "Choisir sa vie", Tal Ben-Shahar, spécialiste de la psychologie positive qui a créé le premier enseignement sur le bonheur à Harvard, consacre parmi les 101 expériences qu'il propose, une expérience à la question des options. Il s'agit d'admettre l'acceptable plutôt que d'exiger la perfection. Il est d'ailleurs l'auteur d'un autre livre intitulé "L'apprentissage de l'imperfection" dans lequel il propose une alternative au perfectionnisme : l'optimalisme.

Dans la 54ème expérience "Admettre l'acceptable", il fait référence à Barry Schwartz, le citant :
"Contentez-vous d'un choix qui satisfasse vos exigences fondamentales au lieu de rechercher l'insaisissable idéal"

Dans son livre "Le paradoxe du choix - Comment la culture de l'abondance nous éloigne du bonheur", Barry Schwartz opère une distinction entre Monsieur Plus, "maximiseur" et Sam'Suffit "satisfaiseur"

En m'inspirant de ces deux appellations de la traduction française du livre, je préfère troquer personnellement Sam'Suffit par Sam'Vabien pour deux raisons :
  • le "bien" de Sam'Vabien est en lien avec la citation de Voltaire "Le mieux est l'ennemi du bien" appuyant ainsi une de mes convictions les plus profondes
  • le terme "suffit" peut avoir pour certains une connotation négative, en particulier en matière de niveau d'ambition (il n'est pas connoté négativement pour moi)
Ceci étant dit, Sam'Vabien prend ses décisions comme Sam'Suffit.

Renaud Gaucher dans le livre "Bonheur et économie: le capitalisme est-il soluble dans la la recherche du bonheur ?" (p.45, L'Harmattan, 2009) écrit "Elle permet de différencier les satisfaiseurs, ceux qui cherchent un produit qui les satisfait, et les maximiseurs, ceux qui cherchent le meilleur produit."

Ce qui est écrit ici en matière de consommation s'entend aussi dans le monde du travail dans la fixation des objectifs et dans les prises de décisions.

Les concepts de "Monsieur Plus" et "Sam'Vabien" s'entendent aussi bien au niveau individuel et collectif. Quand on joue Monsieur Plus au niveau collectif, on attend des individus qu'ils jouent Monsieur Plus également à toutes les strates, en prenant exemple sur le Monsieur Plus du top du top (qui n'est pas forcément au sommet). Une personne Sam'Vabien dans un collectif Monsieur Plus est un vilain petit canard et elle recevra de la pression pour changer de costume. C'est vrai dans la sphère professionnelle comme dans les autres sphères de vie.

Cette distinction est fondamentale entre Monsieur Plus et Sam'Vabien sur deux aspects :
  • la prise de décision et la fixation des objectifs
  • l'appréciation, la gratitude et la reconnaissance

Prise de décisions et fixation des objectifs

Voyons comment fonctionnent Monsieur Plus et Sam'Vabien en s'inspirant de "Le paradoxe du choix" et en ayant ajouté mon grain de sel :
Monsieur PlusSam'Vabien (ou Sam'Suffit)
Plein de critères qui s'ajoutent au fil de l'eauPeu de critères
Motivation : le plus possible, le mieux possible, le plus vite possible, sans limite (cf mon article sur le striatum, partie du cerveau : L'insoupçonnable et l'insoutenable)Ce qui répond à mon (notre) besoin
Activité cérébrale éventuellement lourde et stressante de comparaison entre plusieurs (beaucoup d') optionsRecherche la première option qui réunit les critères et Basta !
Logique de coût de l'abandon des opportunités
offertes par les options non retenues
Pas de regret à avoir
Focalisation sur les motifs d'insatisfaction de la solution retenue et des opportunités perduesFocalisation sur les motifs de satisfaction
Tentation de changer rapidement
pour une autre option
Investissement de l'option choisie


Tal Ben-Sharar dans "L'apprentissage de la perfection caractérise le perfectionniste et l'optimaliste. En voici une synthèse sous forme de tableau :

optimaliste-perfectionniste

On comprend bien au vu de ces deux tableaux en quoi la posture individuelle et collective Monsieur Plus | perfectionniste ou Sam'Vabien | optimaliste a des impacts considérables dans le monde du travail : la raison d'être, les objectifs, la façon de fixer les objectifs, le type de management, le niveau de reconnaissance, le droit à l'échec, le niveau de confiance, la qualité des relations, ...

Le processus de prise de décision par consentement issu de la sociocratie, promu notamment par l'UdN,  va bien dans ce sens, puisqu'il s'agit de Si ce processus va par essence dans le sens de trouver une solution satisfaisante, on peut penser qu'il donnera toute son efficacité dès lors que les preneurs de décision sont bien dans une posture de Sam'Vabien et non de Monsieur Plus.

La posture de Sam'Vabien ne doit surtout pas être vue comme manquant d'ambition. Elle vise à réduire l'écart entre la réalité et les objectifs et les attentes. Et en faisant référence à la définition de la Qualité de Vie au Travail par les chercheurs québécois Gilles Dupuis et Jean-Pierre Martel, le niveau de QVT dépend inversement de l'écart entre la réalité et les attentes. On comprend bien en quoi des attentes irréalistes créent du mal-être au travail.
Dans les autres sphères de vie, il s'agit du même enjeu : se fixer des objectifs réalistes qui permettent de se sentir bien.
Les attentes irréalistes ou perfectionnistes créent d'autant plus de mal-être que la posture de Monsieur Plus peut conduire à des dynamiques proches du mythe de Sisyphe.

La recherche du réalisme de l'objectif est-il suffisant avec une posture de Sam'Vabien ? Non, car en réalité, il faut aller plus loin : quand on cherche le réalisme, on risque de se frotter néanmoins à une tendance à vouloir aller jusqu'à chercher la meilleure solution réaliste. Au contraire, en bon optimaliste ou satisfaiseur, il s'agit de définir un objectif, une solution qui marche. Voilà tout ... et c'est bien.
Sachant qu'il faut toujours relativiser l'enjeu d'un objectif : un objectif trop ambitieux sera probablement révisé à la baisse à un moment à un autre, alors autant le choisir raisonnable et à la portée dès le départ. Tout processus qui conduira à réduire les ambitions ou à se prendre en pleine figure qu'on ne peut pas atteindre les objectifs peut apporter de la souffrance. Autant s'économiser cette souffrance et la pression d'un objectif qui s'éloigne en prenant individuellement et collectivement la posture de Sam'Vabien et en cultivant cette attitude et cette pratique largement dans toutes les sphères de vie et avec les personnes avec qui on interagit.

Je suis convaincu que le réalisme des objectifs fait partie des deux points cruciaux de la Qualité de Vie [au Travail] avec l'Attention Réciproque.

Appréciation, gratitude et reconnaissance

Avant d'aborder ce trio "appréciation, gratitude et reconnaissance", disons quelques mots sur la qualité des décisions prises par Monsieur Plus et Sam'Vabien.

  • Monsieur Plus qui cherche à maximiser a de plus grandes chances d'obtenir un résultat meilleur que celui de Sam'Vabien, quand tout fonctionne et que la pression n'a pas créé d'effets délétères sur l'efficacité.
  • MAIS l'enseignement paradoxal mis en évidence par Barry Schwartz est que le niveau de satisfaction de Monsieur Plus est inférieur au niveau de satisfaction de Sam'Vabien bien que ce dernier ait statistiquement obtenu un résultat, un produit ou service pas aussi bon, pas aussi complet (ou peut-être avec des qualités qui ne seront pas utilisées).

Question : qu'est-ce qui est le plus important : avoir un résultat meilleur objectivement ou être satisfait d'un résultat en ligne avec un objectif raisonnable ?
Je suis convaincu que c'est la deuxième option qui participe à un bon niveau de QVT et de Qualité de Vie.


Comme je l'ai évoqué dans mon article "Merci !" naît de l'attention, avec un feu d'artifice d'émotions positives, l'attention portée aux réussites, aux bons moments, aux bons côtés des choses, aux beaux gestes techniques, aux gestes d'altruisme, aux progrès, à l'adaptation face aux problèmes, aux talents, forces et qualité d'autrui ... induit la fréquence et l'intensité de gratitude ressenti puis la fréquence et l'intensité de reconnaissance exprimée.
Et indubitablement, au vu des deux tableaux présentés précédemment, Monsieur Plus et perfectionniste a son attention focalisée sur ce qui ne marche pas assez, ce qu'il pourrait avoir plus et ce qu'il a loupé en ne choisissant pas d'autres options. Satisfaction, gratitude et reconnaissance ne sont pas au programme dans ce schéma, que l'on se place au niveau individuel ou au niveau collectif.

Inversement, Sam'Vabien et optimaliste a son attention focalisée sur ce qui marche, sur ce qu'il a et sur ce qui lui a permis d'avoir ce qu'il a, notamment les personnes qui y ont contribué. Satisfaction, gratitude et reconnaissance s'enchaînent en procurant des émotions positives à la fois pour celui qui le vit et à la fois pour les bénéficiaires de ses gestes de reconnaissance.

La transition vers Sam'Vabien en enjeu central

Barry Schwartz, psychologue je le rappelle, met en évidence dans son livre en quoi Monsieur Plus, en tant qu'individu, souffre de la multitude des choix à faire pour avoir le mieux possible et être sûr qu'il a fait le bon choix. D'où le sous-titre "Comment la culture de l'abondance nous éloigne du bonheur". Il souffre aussi et il est en déficit d'émotions positives du fait de l'adaptation hédonique. Son livre est orienté sur les choix de consommation, mais les parallèles à faire dans son livre avec le monde du travail sont fort nombreux et fort pertinents, ainsi que dans les autres sphères de vie. 
L'intérêt est aussi de relier opportunément la consommation avec la production, de comprendre en quoi notre société de consommation crée du mal-être en tant que consommateur·trice et en tant que travailleur·euse.

L'attitude Monsieur Plus individuelle et collective modèle un cercle vicieux infernal contagieux que l'on peut qualifier aisément de perdant-perdant pour l'individu, les collectifs de travail, le monde associatif, les clients ou usagers, la société et bien souvent la planète.
L'attitude Sam'Vabien individuelle et collective modelant un cercle vertueux contagieux gagnant-gagnant pour toutes les parties prenantes.
Le seul point commun entre les deux étant la dimension contagieuse.

L'enjeu étant de trouver un modèle gagnant-gagnant pour l'individu qui consomme, celui qui travaille, celui qui investit les différentes sphères de sa vie, la société et la planète.

La transition de Monsieur Plus en Sam'Vabien m'apparaît comme un point commun aux transitions écologique, sociale, économique, politique, intérieure, ... auxquelles l'humanité se doit de s'investir avec détermination.